jeudi 18 avril 2019

Répertoire locomoteur individualisé


Répertoire Locomoteur pour les personnes cérébro-lésées et médullaires incomplets


Pascal Picq[1] rappelle que ce sont les grands singes qui ont le plus grand répertoire locomoteur. Ils peuvent adopter spontanément les positions « couché sur le dos, sur le ventre, sur le côté en appui sur un coude, 4 pattes » etc. Parmi les grands singes, l’humain est celui qui a le répertoire locomoteur le plus étendu puisqu’il rajoute, la course, l’équilibre unipodal etc.
















La construction mécanique du corps


A la naissance, l’enfant développe ses capacités balistiques couché sur le dos, il lance bras et jambes à des fréquences considérables : plus de dix mille mouvements de flexion extension de bras et jambes par jour. Puis à plat ventre il va peu à peu s’appuyer sur les avant-bras et soulever sa tête. Puis il va continuer à développer ses capacités d’appuis, élevant peu à peu son centre de gravité. « Donnez-moi un point fixe et je soulève la terre » a dit Archimède. Au niveau segmentaire les synergies musculaires ont la simplicité d’une grue de chantier. Mais au niveau global, se met en place une circuiterie neuronale complexe regroupée en programmes utilisant 570 muscles pour mobiliser 206 leviers osseux afin de se retourner sur le ventre, se mettre à 4 pattes, debout etc. Si l’on déplace le centre de gravité sur le polygone, il faut modifier la tension des haubans qui maintenaient l’équilibre. Si on lève un appui d’un polygone bipède, il faut que l’autre appui maintienne la charge en équilibre sur ce nouveau polygone. Ils ont besoin d’une reprogrammation de leurs propres leviers qui renforcera les synergies musculaires utilisées.


L’auto-organisation de la mécanique corporelle


Une grande partie de la locomotion s’est construite automatiquement avant deux ans et demi, âge auquel l’enfant accède au contrôle des sphincters et à l’exécution de la consigne verbale. Il va continuer à utiliser l’apprentissage implicite, mais peu à peu, les professionnels du corps vont abandonner l’apprentissage moteur implicite pour lui préférer la voie volontaire. Or, la structuration des circuits locomoteurs a été confiée à l’auto-organisation neuronale. « Elle s'exprime dans une auto-organisation non-programmée génétiquement et s'alimente dans le dialogue ininterrompu qu'un organisme entretient avec son environnement par le truchement de l'acte moteur, instrument de conquête, de perfectionnement adaptatif et de progrès évolutif »[3] . Cette définition est complétée par Sultana et Mesure : « Le sujet apprend par essai erreur. Il n’a besoin d'aucun pédagogue pour améliorer sa motricité. C’est la quantité de pratique qui améliore la qualité gestuelle par essais erreurs : diminution du coût énergétique et de la demande attentionnelle, précision, vitesse, taux de réussite de l’action[4] » On peut donc dire que l’auto-organisation est un apprentissage procédural global implicite avec attention externe et exogène[5]. Les patients de traumatologie conservent un schéma corporel intègre, auquel ils pourront se référer un temps pour retrouver les sensations antérieures. Les patients cérébro-lésés ne peuvent se référer à un schéma corporel intègre. Celui-ci a été fortement remanié par la lésion. En revanche, les IMC ne se confrontent pas à un ancien schéma corporel. Ils le construisent avec les moyens du bord en fonction des jeux proposés. Or il y a très peu de référence aux jeux de « vertige »[6] . C’est pourquoi, nous avons intégré à chaque atelier des exercices de bascules et tangage et roulis qui restituent la vitesse de la chute éduquant ainsi leur système labyrinthique.
Kinésithérapeutes, Ergothérapeutes, Psychomotriciens, Professeurs d’ Activités Physiques Adaptées et Médecins Physiques de Rééducation  ne sont pas les experts du mouvement du patient cérébrolésé qu’ils examinent. Lui-même n’est pas expert de sa motricité dont les entrelacs neuronaux échappent en grande partie à sa conscience. En revanche, placé en sécurité, ce patient peut développer automatiquement des stratégies originales pour atteindre son but.


Répertoire Postural

Brunstrom, Bobath, Kabat, Lemetayer (NEM) se sont appuyés sur le développement locomoteur de l’enfant pour élaborer un répertoire moteur utile pour la rééducation en neurologie. Reprenant ces positions, M. Lane D. Russel ont élaboré le Gross Motor 88,  l’échelle de référence pour les IMC (PC) 1989. Chaque item est évalué sur 4 : 0, impossible, 1 amorce, 2 incomplet, 3 complet. Mais une échelle aussi complète soit-elle ne donne pas une stratégie de rééducation. Il n’y a que 88 items. Or chaque patient élabore sa propre stratégie pour passer d’une position à l’autre. C’est pourquoi j’ai pris l’habitude de consigner les stratégies mises en place par les patients, c ‘est le test critérié. « Donner une information sur la performance d’un patient en relation à un ensemble d’objectifs à atteindre sans s’occuper des résultats obtenus par d’autres sujets. Le test critérié permet de diagnostiquer la maitrise d’un comportement particulier chez un apprenant ».[7]. Ainsi s’est constitué peu à peu un répertoire de capacités à changer de positions. Et si la personne, me montre une façon ne figurant pas dans le répertoire, je la rajoute . (ça pourra peut-être servir à d’autres !) Entre les capacités réussies (X) et les capacités encore impossibles  ( 0), il y a un ensemble de capacités amorcées (A). Ce sont elles qu’il faut répertorier pour tenter de les améliorer périodiquement. Sur une cohorte de 354 patients neuro, il a été montré que périmètre et vitesse de marche sont fortement corrélés au nombre de positions acquises (0,88 p< 0,0001)[8].

Ce répertoire n’est pas un bilan fastidieux que le kiné doit remplir. C’est un aide-mémoire didactique pour thérapeute du mouvement. En effet la chronicité fait que l’on répète un peu toujours les mêmes exercices alors que d’autres habiletés ne sont jamais exploitées. En séance, avec le répertoire en main, on choisit un atelier : aujourd’hui dans telle position, on va voir ce que vous maitrisez, ce que vous amorcez et qu’est-ce qu’on pourrait améliorer (ou regagner si certaines capacités ont été perdues) ?

19 Ateliers détaillant les Stratégies d’Acquisitions Progressives
Page 2 : Atelier 1 Assis au plan Bobath.  Atelier 2 Couché au sol.
p.3 Atelier 3 :  Assis. Atelier 4 : Couché sur les Avant-bras. Atelier 5 : Petite Sirène.
p.4  Ateliers 6: Quatre Pattes.  Atelier 7 : Appui Facial.  Atelier 8 : Suspensions Tractions.  
p. 5 Atelier 9 : A genou espalier.  Atelier 10 : Debout Espalier.
p. 6 Atelier 11 : Coin d’espalier.
p. 7 Atelier 12 : A genou. Atelier 13 : Chevalier Servant.  Atelier 14 : Accroupi.  
p. 8 Atelier 15 : Debout pieds écartés.
p. 10  Atelier 16 : Debout sur polygone de marche. Atelier 17 : Monopodal.
 P . 11 Atelier 18 : Marches courtes avec attention. Dans les marches courtes (jusqu’à 10 mètres) le patient peut se focaliser sur un point du corps. Il ne le peut pas dans les marches longues que l’on confie à l’auto-organisation neuronale.
Atelier 19 : Sauts impulsion.


Evaluation Mode d’emploi


L’évaluation (la mise en valeur) sert à la connaissance du résultat par le patient et le kiné pour la motivation réciproque. 

0. Si la posture n’est pas réalisée seul.
A. Si elle est amorcée par le patient. Ces deux points sont notés en rouge et ne rapportent pas de point. Les A. révèlent au kiné les points gagnables.
X. Lorsque l’item est réalisé par le patient seul. Au sein de l’atelier de positions, on fait ensuite le total des croix vertes qui donne un score par position. Les X introduisent un challenge autour du score par atelier. Si le patient n’a pas les moyens cognitifs de comprendre ce challenge, ce score influencera au moins le kiné.

Si le patient ne parvient pas à réaliser une tâche, est-il capable de réaliser ou d’amorcer cette tâche avec un « Aménagement Matériel du Milieu"[9]?  Le kinésithérapeute note quelle adaptation de l’espace il a fait pour que le patient réalise la consigne. A chaque difficulté acquise, en phase de perfectionnement il faudra créer un espace adapté (Volume maitrisé) pour faciliter une répétition ludique.

Au sein de chaque position il y a une progression des difficultés 
1°) Tenir la position Comptez les secondes à haute voix.
2°) Osciller sur cette position d’Avant en Arrière et de Droite à Gauche, Tangage, Roulis, Plier, Tendre
Les habiletés posturales sur polygone fixe sont notées dans des cases à fond blanc.
3°) Descendre à droite puis remonter de droite (idem à gauche en avant en arrière)
Les descentes au sol et remontées par le même chemin sont sur fond gris
4°) 1 tour à Droite, 1 tour à Gauche
5°) Se déplacer en Avant, Arrière, droite et Gauche sur 1, 2 ou 10 mètres suivant les positions.
Les déplacements et demi-tour sont sur fond jaune

Habileté morphocinétique

On essaie au maximum d’utiliser des consignes de cibles, afin que le patient se concentre sur le but et l’intensité et non sur le « comment je fais le mouvement ? ».
Mais il y a obstacle à l’apprentissage car parfois le patient attend du kiné qu’il lui dise le « bon » mouvement. Il ne fait pas de la rééducation pour compenser. Il veut corriger voire empêcher cette compensation. C‘est pourquoi dans le répertoire certains mouvements permettent l’attention interne (focalisée sur le corps). Il est possible d’améliorer une posture par l’attention interne, parce que précisément le patient est en sécurité et qu’il a le temps de corriger le placement. Ainsi, le patient qui corrige sa posture satisfait son désir d’apprendre le mouvement « correct ». (Initiation)
Ensuite, il va se frotter à sa capacité ou à son incapacité de l’automatiser par la répétition. 
(Perfectionnement) Et enfin il verra s’il devient Expert [10] dans ce mouvement quand il peut le faire
en discutant).


Répertoire d’Habiletés Locomotrices Mécaniques


Fauteuil roulant à main, à pied, double main courante, électrique, Aides à la marche : flèche, rollator 2 roues, 4 roues, déambulateur, canne anglaise, canne canadienne, canne simple, canne Moïse. Draisienne, trottinette à 3 roues, tricycles à mains, à pieds, trottinette, vélo.

Conclusion


On objecte que ce répertoire locomoteur est trop long. Il faut en effet plus de cinq heures pour le remplir complètement. Les échelles donnent les incapacités les plus basses, mais ne révèlent pas la stratégie pour améliorer les capacités les plus hautes. Les échelles donnent les paliers. Avec le répertoire posturo-segmentaire, nous recherchons les marches entre deux paliers.

Qu’est-ce que cinq heures dans une vie ? Effectivement faire le bilan des incapacités est plus rapide, mais que fait-on avec des résultats négatifs ? On n’apprend qu’à partir du positif que l’on améliore peu à peu et qui peut déboucher parfois sur des capacités nouvelles. Quand on dit « C’est en forgeant qu’on devient forgeron », on oublie que l’apprenti frappe des milliers de fois à côté avant d’atteindre sa cible. C’’est donc en forgeant mal que l’apprenti améliore peu à peu son geste. Il en est de même pour les instruments où l’on fabrique les notes. C’est en jouant faux que l’apprenti violoniste finit par jouer juste. Si on l’empêche de jouer faux, il ne jouera jamais juste. Or nombre de kinés et de MPR veulent corriger le mouvement compensé (par des injections de botox entre autres). Le débat ne porte pas sur corriger ou favoriser le mouvement compensé, le débat porte sur l’amélioration de la fonction. Il n’est pas intéressant d’améliorer la façon de marcher sur les 10 mètres de la piste d’Analyse Quantifiée de la marche en attention focalisée. Il est fondamental en revanche d’améliorer le périmètre et la vitesse de marche de la personne. (Voir plus haut « habiletés morphocinétiques »)

L’enfant et l’adulte IMC n’ont pas d’autres moyens de bouger que ce qu’ils nous montrent. Il faut donc encourager leur façon de bouger. Ensuite il faut s’employer à corriger la posture pour éviter que les rétractions induites par les compensations ne se fixent.

Oui, ce programme est long à établir et il a vocation à s’allonger encore. Quand un patient utilise une nouvelle stratégie qui n’y figure pas, il faut la rajouter, car elle pourra peut-être servir à d’autres.

Oui c’est complexe ! Déjà que la rééducation de l’entorse de cheville n’est pas toujours simple ! Chez les IMC quadriparétiques, on se retrouve avec une rééducation portant sur les deux pieds, les deux genoux et hanches, les deux mains, les deux coudes et épaules plus le tronc.

Il faut donc faire l’effort de découvrir une à une ses stratégies motrices pour voir si l’on peut en améliorer une et empêcher qu’une autre disparaisse faute d’entrainement.

C’est pour cela que ce programme se transforme en bilan par le score des capacités réussies, qui nous tient informé de la stagnation, de la progression et de la régression par atelier de positions.

Il ne s’agit pas de faire l’impossible, mais « simplement » de l’’aider à faire 100% du possible et ça c’est complexe.

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[1] PICQ, P. Premiers Hommes Flammarion, 2016
[3]. Paillard, J. La machine organisée et la machine organisante.. Revue de l’éducation physique belge 17 (1977): 19-48.
[4] Sultana Mesure.(2017) Connaissances indispensables pour une rééducation neurologique efficace. Kinésithér Scient 2017,0590:19-25
[5] global ≠ analytique ; implicite≠ explicite ; attention externe (sur la cible) ; exogène : passive, objective, automatique, dirigée par les évènements (Attention Motor skill learning . G Wulf)
[6] CAILLOIS, Roger. Les jeux et les hommes: le masque et le vertige. Gallimard, 1958.
[7] Gatto, Garnier, Viel. Education du patient en kinésithérapie. 2007 Sauramps p. 107
[8] Laurent F. Corrélation entre capacités segmentaires, posturales, et capacités de marche en rééducation neurologique centrale. Kinésithérapie scientifique. 2010(509):39-48.
[9] FAMOSE, Jean-Pierre, HÉBRARD, Alain, et SIMONET, Pierre. Contribution de l'" aménagement matériel du milieu" à la pédagogie des gestes sportifs individuels. 1979.
[10] MESURE, S.. SULTANA, R. Ataxie et syndromes cérébelleux; approches fonctionnelles, ludiques et sportives. Masson, 2008

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